Les objectifs ne sont pas les mêmes. La vision de la société non plus
Respectivement signés le 30 août et le 11 septembre dernier, deux accords politiques — paraphés par deux groupes aux objectifs et positionnements différents — se partagent la tâche de sortir le pays de la crise accélérée par la mort de Jovenel Moïse et les besoins humanitaires dans le Sud, après le tremblement de terre du 14 août.
Communément appelé accord Montana, le travail de la Commission de la société civile pour une solution haïtienne à la crise est un ramassé de toutes les revendications populaires agitées pendant les trois dernières années. Il est appuyé par des dizaines de partis politiques et de regroupements venant de partout dans le pays.
« Nous avons fait en sorte d’avoir une représentation la plus large possible de tous les secteurs de la vie nationale, des différentes personnalités publiques, de la diaspora… », explique James Beltis, un militant politique, dont l’organisation Nou p ap dòmi a pris part à l’élaboration de ce travail.
Cet accord prône l’élection d’un gouvernement de transition pour une durée de deux ans, au moins.
Pour ce faire, il est prévu un Conseil national de transition composé de 42 membres désignés par les différents secteurs sociaux et politiques. C’est ce Conseil qui aura à élire l’exécutif bicéphale de la transition. Autrement dit, il choisira un président/une présidente de transition et un chef/une cheffe de gouvernement, à partir de critères et conditions prévus par l’article 135 de la Constitution de 1987.
Une fois l’installation du président de transition et du premier ministre de la transition faite, le CNT intégrera l’Organe de contrôle de la transition (OCT) qui lui-même contrôlera entre autres l’action du gouvernement et s’assurera de la prise en compte des revendications populaires par le pouvoir exécutif.
À l’opposé, l’accord du 11 septembre opte pour « une gouvernance apaisée ». Soit un gouvernement ayant à sa tête Ariel Henry, détenteur d’un plein pouvoir jusqu’à la prise de fonction des nouveaux élus et la désignation d’un nouveau gouvernement.
Les termes, valeurs et projets de ces deux accords ne sont pas les mêmes parce que nos priorités divergent
L’application de cet accord confère au premier ministre de fait de nombreux pouvoirs. L’un d’eux est qu’il procède lui-même aux nominations à tous les niveaux de l’Administration publique et dans l’appareil de l’État. Le premier ministre agira en consultation avec une Autorité de contrôle et de suivi (ACS) qui sera créée. Mais celle-ci ne pourra ni interpeller ni renvoyer les membres de son gouvernement.
Mise en exécution
« Ces deux accords ne peuvent en aucun cas fusionner », analyse James Beltis. « Les termes, valeurs et projets de ces deux accords ne sont pas les mêmes parce que nos priorités divergent », affirme-t-il.
À ce stade, la Commission de la société civile pour une solution haïtienne à la crise met en place les mécanismes de son accord, qui aboutiront à la nomination d’un président et d’un premier ministre de la transition. Beltis confie que le bureau de suivi de l’accord composé de tous les partis politiques signataires ainsi que les organisations de base a déjà choisi leurs représentants pour former le Conseil national de transition.
La prochaine étape avec l’accord de Ariel Henry — déjà publié dans le Moniteur — est la constitution d’un nouveau gouvernement. D’ailleurs, ce dernier aurait dû déjà être effectif, huit jours après la signature de l’accord. Un mois écoulé, on peut donc dire qu’il y a du retard au niveau de l’application dudit accord « paraphé par plusieurs centaines de structures politiques.»
Nos politiciens d’alors n’étaient pas aussi malhonnêtes que le sont les actuels
Dans une interview accordée au journal Le Nouvelliste, le premier ministre Ariel Henry explique les étapes à franchir pour arriver à l’implémentation totale de son initiative. Le chef de gouvernement dit avoir installé six nouveaux membres du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Il compte bientôt remplacer les membres manquants de la Cour de cassation. Une fois ce gouvernement installé, un organe électoral sera créé environ une semaine après. En ce sens, « nous avons déjà publié un arrêté mettant fin au service des conseillers électoraux et le processus est déjà en branle pour les remplacer », note Ariel Henry. Celui-ci ajoute que le nouveau cabinet ministériel sera présenté dans une quinzaine de jours.
La réforme constitutionnelle de nouveau sur la table
Selon le calendrier présenté par l’accord du premier ministre, les élections auront alors lieu fin 2022. Et avant elles, la réforme constitutionnelle. Il ne s’agira pas de tout recommencer, mais plutôt de « prendre en compte tous les travaux déjà réalisés sur la question constitutionnelle et préparer un texte consensuel ».
Le « Mouvman pou Transfòmasyon ak Valorizasyon Ayiti » (MTV) de l’homme d’affaire Réginald Boulos fait, avec le Secteur démocratique et populaire de André Michel notamment, partie des partis politiques signataires de l’accord Ariel Henry. Un des représentants de MTV, Richard Sénécal, affirme être « contre » la réforme constitutionnelle, mais le parti a dû faire un « compromis » sur ce point et d’autres.
« Ce n’est pas tout ce que nous avons souhaité qui se trouve dans l’accord, déclare Richard Sénécal. Certaines propositions sont là à moitié, d’autres ne le sont pas du tout. C’est ce qu’on appelle le compromis et c’est là que l’on trouvera une solution ».
L’historien Georges Michel ne partage pas cet avis. Selon lui, le MTV ainsi que tous les autres partis politiques signataires de l’accord Ariel Henry, surtout ceux qui se disaient contre Jovenel Moïse, font exactement ce qu’ils reprochaient au défunt président. Mais encore, en voulant changer à tout prix la Constitution, cet accord débouchera inévitablement sur une crise, estime-t-il. « Car le référendum est illégal ». Michel est plus que certain que le peuple foulera le macadam lorsqu’il en sera question.
Accords en désaccord
D’entre les deux, c’est l’accord Montana qui semble proposer un réel projet de société, poursuit Georges Michel. L’initiative pour aboutir à l’accord de la société civile a commencé au début de cette année. Et contrairement à l’accord en face, « il n’est pas le produit unilatéral d’un dirigeant de facto », dit l’historien.
De son côté, Richard Sénécal estime que les partisans de l’accord du 30 août ne sont pas réalistes. « Ceux-ci refusent de discuter et de faire des compromis avec les forces actuelles qui occupent l’espace politique, dit Sénécal. Or, il faut trouver des moyens pour avancer et opter pour le concret ».
Beltis révèle que la Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise (CRSHC) a déjà rencontré Ariel Henry et compte le rencontrer à l’avenir. Par-là, le sociologue veut démontrer que la commission n’a aucun problème à discuter avec les tenants du pouvoir comme l’affirme Sénécal.
Cette initiative à laquelle s’adonnent ces deux groupements opposés n’est pas du tout nouvelle. De sa mémoire d’historien, Georges Michel raconte qu’en 1879, après la chute de Boisrond-Canal, puis celle de Tirésias Simon Sam en 1902, les Haïtiens ont eu recours à un accord politique pour trouver une solution aux problèmes du pays.
Comme pour aujourd’hui, cela ne fut pas de tout repos, « mais la crise n’était pas aussi profonde et nos politiciens d’alors n’étaient pas aussi malhonnêtes que le sont les actuels », mentionne l’historien.
L’ennemi dans l’ombre
Le premier ministre actuel, Ariel Henry, trouve appui principalement auprès de la communauté internationale en Haïti, fortement influencée par les États-Unis. Alors qu’il perdait le support d’alliés après la mort du président Jovenel Moise — qui l’a nommé deux jours avant son assassinat — le CORE group a sorti une note qui — selon des observateurs — a catapulté Ariel Henry au timon des affaires.
[…] le référendum est illégal
Lors d’un « briefing » au congrès des États-Unis, l’ancien envoyé spécial des USA en Haïti, Daniel Foote s’est insurgé contre la politique de son pays en Haïti. « Pendant que je parlais de solutions dirigées par les Haïtiens et de la façon dont les États-Unis respecteraient leurs actions, nous avons eu des acteurs de l’administration [de Joe Biden] qui soutenaient aveuglément [Ariel] Henry », avait-il déclaré.
L’ingérence de pays étrangers dans les affaires internes du pays n’est pas une grande première en Haïti.
« En 2006, raconte James Beltis, René Préval avait totalisé 49 % des voix et le professeur [Lesly François] Manigat, 23 %. Selon la loi électorale en vigueur, pour qu’un candidat soit élu président, il doit totaliser 50 % des voix plus un. Les deux devaient donc ou bien participer au deuxième tour ou bien faire une négociation politique. Mais l’international a tout simplement reconnu René Préval comme président, se rappelle Beltis. Depuis, il n’y a plus eu de vraies élections dans le pays. Que ce soit avec [Michel] Martelly qu’ils ont eux-mêmes élu, tout comme Jovenel [Moïse] ».
L’actuel premier ministre veut mettre le cap sur des élections, dans un climat de violence, d’urgence humanitaire et de kidnappings records. Pour la période allant de juillet à septembre — les trois mois d’Ariel Henry comme premier ministre — le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH) fait état d’une hausse de 300 % des cas de kidnapping. Soit 221 cas ainsi répartis : 31 pour le mois de juillet, 73 pour celui d’août et 117 en septembre.
« Si Ariel Henry fait des élections sa priorité, c’est parce qu’il sait qu’il a les Blancs avec lui, analyse James Beltis. Ceux-ci l’ont désigné par de simples tweets et le gardent au pouvoir. Lui-même se sert des institutions qu’il contrôle pour prendre des décisions en leur faveur ».
En marge des récentes révélations de Daniel Foote auditionné à la Chambre des représentants des États-Unis, de plus en plus de personnes ont, du premier ministre, cette image de marionnette. Et si en dépit de cela, Ariel Henry persiste à vouloir changer la Constitution, et organiser des élections signées PHTK, Georges Michel le prévient : « l ap kase dan l pi rèd ».
Crédit photo de couverture: Le Nouvelliste