Il s’agit d’une question de survie. Ils ne sont pas nécessairement imprudents ou inconsidérés
À 51 ans, Herz Dort vit dans un monde de silence.
Musique. Vacarmes des rues de Port-au-Prince. Agitations dans le voisinage… Il n’entend rien.
Pour communiquer avec le monde extérieur déjà très hostile, et dont la majorité ne parle pas en langue des signes, Herz Dort lit sur les lèvres. « Cela facilite la compréhension », dit l’homme, également professeur à l’Institut haïtien de langues des signes (IHLS).
Puis vient le Coronavirus. Comme mesure barrière, les gouvernements recommandent, quand ils n’imposent pas, l’usage des masques.
C’est aussi le début des calvaires pour les malentendants. Herz Dort se rappelle un épisode particulier. En été 2020, il s’est rendu à l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti pour une consultation afin de traiter une diarrhée et « un maudit mal au ventre. »
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« Lorsqu’on m’a conduit au bureau du docteur, j’ai eu toutes les peines du monde à communiquer avec le médecin traitant, dit Dort. Il ne parlait pas la langue des signes. Je ne pouvais pas lire sur ses lèvres parce qu’il portait son masque. ».
Herz Dort fait un geste désespéré pour expliquer la gravité de sa situation : il demande au médecin d’enlever momentanément son cache-nez, afin que lui il puisse saisir les mots sur ses lèvres. Le docteur a refusé parce qu’il ne voulait pas être infecté par le Covid-19.
Les malentendants observent intuitivement les lèvres de leur interlocuteur pour comprendre leur dire. « C’est ce qu’on appelle la labialisation ou la lecture labiale », explique Scheneide Lorvens Vilbrun, interprète et professeur en langue des signes.
« Avec le masque, ce processus devient impossible », regrette le professionnel.
Le port du masque pose aussi un problème pour les traducteurs parce qu’il cache une partie du visage alors que l’expression dans cette partie du corps est importante pour les malentendants pour lesquels ils travaillent.
Les masques transparents devraient résoudre ce problème, tout en offrant une protection adéquate. Les préposés à l’accueil des institutions, les employés des banques et des supermarchés, devraient en porter, au lieu des masques chirurgicaux, en tissus et ceux faits à la maison, recommandent les experts.
On constate que les malentendants ne font pas partie des associations… Ils sont exclus dans les convocations politiques ou autres, alors qu’il existe des associations sourdes qui peuvent faire valoir leur point de vue.
Aucune donnée ne vient indiquer le nombre de personnes dans cette minorité à avoir été touchées par la maladie. « On avait demandé au Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) de désagréger les données Covid-19 sur les personnes handicapées, mais cette requête reste sans suivi », informe Soinette Désir. Elle était secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées en Haïti, avant la révocation de tous les secrétaires d’État par le Premier ministre de fait, Ariel Henry, le 20 juillet dernier.
Les données sont rares sur la quantité exacte de sourds-muets en Haïti. Les statistiques du dernier recensement en Haïti chiffraient à 9 % la population sourde des personnes handicapées, soit 72 000. « Une enquête sur la population des malentendants est en cours, mais les chiffres ne sont pas encore disponibles », dit Fenel Bellegarde.
La communauté des malentendants ne consomme pas les informations quotidiennes, comme les journaux télévisés, les conférences de presse, les spots de sensibilisation, etc., faute de communication en langue des signes.
« On constate que les malentendants ne font pas partie des associations, déclare Fenel Bellegarde, spécialiste en accessibilité et accompagnement des personnes handicapées. Ils sont exclus dans les convocations politiques ou autres, alors qu’il existe des associations sourdes qui peuvent faire valoir leur point de vue. »
Le problème est aussi politique. « L’État n’a pas de structures ni de centres d’accompagnement pour les sourds, élabore Bellegarde. Les institutions existantes sont les fruits des missions chrétiennes et du secteur privé en Haïti. »
La grande majorité des sourds en Haïti naissent de parents pauvres et font face à d’énormes difficultés, estime le professeur Herz Dort. À date, le BSEIPH comme bureau étatique qui se charge des personnes handicapées, y compris les sourds, n’existe plus.
De rares étudiants en médecine, des infirmières, des psychologues, des communicateurs et travailleurs sociaux s’intéressent à la langue des signes.
Ceci n’empêche pas que la grande majorité des centres hospitaliers du pays se trouvent démunis d’un professionnel, capable de discuter avec les sourds-muets.
Devant l’intransigeance de son médecin à l’HUEH en été dernier, Herz Dort a jetté son dévolu sur les échanges écrits. Il a acquis ces compétences difficilement dès son enfance.
Photo de couverture: Emmanuel Moise Yves
Photos: Carvens Adelson / Ayibopost