Le naufrage a fait une vingtaine de morts. Des fatalités auraient été évitées si la pénurie de carburant que connaît le pays avait été résolue.
Le 29 octobre 2021, Rose Célestin prenait le bateau d’Anse-à-Pitres pour se rendre à Marigot, dans le Sud-Est. Elle est marchande et son commerce l’oblige chaque semaine à faire ce voyage. Elle est montée à bord de l’Ecclésiaste, vers 8 h du soir.
Quelque temps après que le bateau a levé l’ancre, le pire se produit. Alors qu’ils sont encore relativement loin du port de Marigot, l’Ecclésiaste commence à couler. C’est la désolation à bord du bateau et les cris désespérés des passagers fendent l’obscurité. Mais l’Ecclésiaste continue de s’enfoncer sans merci, impuissant face aux lois de la physique.
Le bateau est en effet lourdement chargé. Trop chargé. En plus des passagers qu’il porte, dont même le capitaine semblait ignorer le nombre, il était rempli de plus de 400 sacs de ciment et d’autres marchandises. L’équipage, dans une dernière tentative de survie, commence à jeter les sacs de ciment par-dessus bord. Mais rien ne semble pouvoir empêcher le naufrage.
« J’ai hurlé en leur disant de jeter mes marchandises aussi, raconte Rose Célestin. J’avais plusieurs barils de gaz, que j’allais revendre. Mais pour nous sauver, j’étais prête à tout ». Le bateau est délesté de la majorité de sa charge, mais il était trop tard.
Le lendemain matin, la nouvelle se répand sur la côte : l’Ecclésiaste a sombré. Il s’ajoute à une longue liste de bateaux qui ne sont pas arrivés à bon port, notamment à cause de la négligence des équipages.
L’Ecclésiaste
Comme l’avant du bateau est déjà sous l’eau, Célestin se réfugie à l’arrière, partiellement inondé. C’est là qu’elle trouve l’un des barils qu’elle ramenait à Marigot. Elle s’y agrippe, tout en évitant de prendre la direction de Marigot, encore trop loin. Rose Célestin part à la dérive, au milieu de cette mer froide qui lui rappelle qu’elle est une personne maladive. « Je souffre d’un nombre incalculable de maladies, affirme-t-elle. Et l’eau n’est pas bonne pour ma santé. Mais j’ai vu Gesner [Ambroise] tout près de moi qui tentait de se sauver aussi. Je lui ai demandé de ne pas m’abandonner. Lui et ses trois enfants sont venus se joindre à moi, s’accrochant eux aussi au baril. »
Gesner Ambroise, c’est le propriétaire de l’Ecclésiaste. Il l’a racheté à l’ancien armateur, mort depuis. Mais l’histoire tragique de ce bateau était déjà écrite : il réunissait toutes les conditions pour couler, selon Carlo Elusca Cerome, directeur de la protection du milieu marin, au Service maritime et de navigation, le Semanah. Il joue aussi le rôle de coordonnateur du Maritime Rescue Coordination Center. C’est cette deuxième fonction qui l’amène à connaître les circonstances du drame. « Il y a quelques mois ce bateau avait déjà subi un incendie alors qu’il était au port. Il a été mis en réparation, et n’en était qu’à son troisième voyage. Mais tout indique que c’est un chargement trop conséquent qui est à l’origine du naufrage. Le moteur semblait aussi trop peu puissant pour supporter toute cette charge. »
Une fois sur la terre ferme, Rose Célestin confirme ce qui n’était plus un secret. Il n’y avait pas de place pour tant de marchandises. « Avant le départ, le propriétaire avait lui-même déchargé des sacs de pois », explique la commerçante de 49 ans.
Le photographe Jean Paul Saint-Fleur était sur place lorsque les premiers naufragés sont arrivés, après des opérations de sauvetage coordonnées par le Semanah. D’après lui, l’un de ses amis a peut-être échappé à la mort, en évitant d’embarquer sur l’Ecclésiaste : « Il a vu que l’eau avait recouvert l’inscription du nom du bateau, alors qu’elle est placée assez haut. Il a compris qu’il ne fallait pas s’y aventurer. »
Trop fréquents
Comme l’Ecclésiaste, de temps en temps, des bateaux font naufrage au large des côtes du pays. Selon Cerome, ces drames surviennent à cause d’erreurs humaines, ou à cause de conditions naturelles. Grosse Pointe, l’endroit où l’Ecclésiaste a coulé est réputé dangereux pour le circuit Anse-a-Pitres/Marigot. C’est seulement après que les passagers l’ont traversé qu’ils peuvent se dire que le pire est derrière eux.
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Mais pour l’Ecclésiaste, et c’est le cas pour d’autres bateaux, un enchaînement d’erreurs humaines a précipité la sentence. D’abord, la surcharge. « Avant que le bateau soit construit, ou mis en service, il faut l’autorisation du Semanah, qui fait un jaugeage. Cette opération permet de décider quel poids le bateau est autorisé à transporter. Il y a ensuite la visite de conformité, qui doit se faire tous les ans. » Mais l’Ecclésiaste n’a plus de données enregistrées au Semanah, depuis son incendie. Il est difficile alors de mesurer la charge qu’il lui était permis de transporter.
Une fois sur la terre ferme, Rose Célestin confirme ce qui n’était plus un secret. Il n’y avait pas de place pour tant de marchandises.
Le bateau n’avait pas de droit de partance. Ce document autorise les bateaux à quitter un port pour un autre, et il est remis par un agent du Semanah, qui est censé vérifier que les mesures de sécurité sont respectées. Mais ce soir, aucun agent n’était présent, et le bateau est quand même parti.
Mesure de sécurité élémentaire, le gilet de sauvetage exigé aux équipages et aux passagers n’était visible nulle part à bord. C’est grâce à un baril que Rose Célestin est arrivée à terre. « Il est fait obligation aux équipages de conserver 10 % en plus du nombre de gilets qu’il leur faut. Ainsi, s’ils croisent des naufragés, ils pourront les aider. Mais souvent les gens mettent le gilet avant que l’ancre soit levée, puis l’enlèvent alors qu’ils sont en route, tout en narguant les agents du Semanah. »
Quatre employés du Semanah, affectés aux ports de la région ont trouvé leur révocation après le naufrage. « Ils étaient déjà sur une liste, explique Cerome. Ils ne viennent pas souvent travailler. »
Conséquences de la pénurie d’essence
Selon le maire de Marigot, René Danneau, deux jours après le drame, des corps étaient encore repêchés dans la mer. Les naufragés qui n’ont pas eu la chance de trouver terre ferme remontaient à la surface. Mais des morts auraient été évités si la pénurie de carburant que connaît Haïti avait été résolue. « Depuis près d’un mois, on voulait effectuer une visite de conformité dans la zone, mais la rareté d’essence a compliqué nos plans. »
Les opérations de recherche et de sauvetage ont été affectées aussi. « En général quand il y a un naufrage, le Semanah réquisitionne des bateaux dans la zone pour la recherche et le sauvetage. Mais il faut leur fournir du carburant, ce qui était impossible. »
Les moyens de l’institution sont limités. Carlo Cerome admet qu’il est pour le moment impossible de penser à une flotte appartenant à l’institution, qui pourrait aider à sauver plus de vies lors des naufrages. Dans le budget 2020-2021, les montants alloués à cet organisme de l’État s’élevaient à 126 millions de gourdes, ce qui est insuffisant. Entretemps, comme pour l’Ecclésiaste, d’autres fins tragiques peuvent survenir à tout moment, pour des bilans aussi lourds.
Jameson Francisque
Jean Paul Saint Fleur a participé à ce reportage
Photos: Jean Paul Saint-Fleur