Ces enfants subissent un traumatisme sévère durant le parcours entamé par leurs parents pour atteindre les États-Unis
Il était déjà 3 heures de l’après-midi quand le Boeing 737-300 qui transporte les nouveaux rapatriés a atterri sur le tarmac de l’aéroport international Toussaint Louverture. C’était le deuxième des trois vols prévus pour la journée du 21 septembre.
Parmi les centaines de déportés vers Haïti, nombre sont des enfants. Ils sont au total 404 parmi les 1 281 migrants déjà accueillis par l’Office national pour la migration (ONM), selon les données fournies par Jean Negot Bonheur Delva, directeur de cette institution. Ces chiffres couvrent les quatre premiers jours du processus de rapatriement entamé dimanche dernier.
Dans cette vague de migrants revenus à la case de départ se trouve Chrislène Rigueur. Elle supporte sur son bras sa fille, Chaïna Christine Rigueur. Triste, mais calme, cet enfant de trois ans porte son regard un peu partout après son débarquement à l’aéroport. Sa maman avait quitté Haïti depuis le 17 février 2017 pour entamer une nouvelle vie au Chili.
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« Chaïna Christine Rigueur est née à Santiago le 16 mai 2018. Je suis séparée de son père après trois mois de grossesse parce qu’il avait travaillé pour rentrer une autre femme qui venait d’Haïti », raconte la jeune mère de 24 ans qui jure de ne pas laisser sa fille grandir en Haïti.
Le père de l’enfant n’est pas au courant du périple de Chrislène Rigueur pour atteindre les États-Unis avec la fillette. « On n’est plus en contact. Il a refusé de donner sa signature pour que l’enfant ait le passeport chilien », dit-elle.
Deux jours après son rapatriement, soit le jeudi 23 septembre, Rigueur s’est rendue à l’ambassade du Chili dans l’objectif de retourner dans ce pays. « L’ambassade m’a refusé son soutien vu que l’enfant n’avait pas le passeport chilien », dit-elle.
Haïtiens ou d’origine haïtienne ?
La plupart des enfants expulsés en Haïti avec leurs parents sont nés au Chili et au Brésil. Aussi, ils n’ont jamais vécu la réalité sociale haïtienne. «Le fait est qu’ils sont complètement détachés de la réalité [du pays qu’ils connaissent] depuis tantôt des semaines pour vivre une aventure qu’ils ne comprennent pas », analyse Nastassia Colimon Bernard, psychologue de l’enfance.
La constitution haïtienne reconnaît le droit du sang comme critère fondamental pour accorder la nationalité haïtienne. L’article 11 de la loi mère de 1986 confère la nationalité haïtienne à tout individu né d’un père haïtien ou d’une mère haïtienne. La grande majorité des enfants rapatriés récemment répondent à ce critère. Le hic, c’est qu’ils n’existent pas encore au regard de l’état civil haïtien.
« Il n’existe pas de document légal en Haïti pour les identifier comme Haïtiens, mais ils ont quand même la nationalité haïtienne vu que leurs parents sont des Haïtiens, fait savoir le directeur de l’ONM. Toutefois, l’enfant aura, à l’âge majeur, le droit de choisir sa nationalité même s’il dispose aujourd’hui d’un passeport chilien ou brésilien ».
L’autre pendant du problème c’est que la plupart de ces enfants ne parlent pas le créole haïtien et ont du mal à le comprendre. C’est le cas des enfants de Maria Jean-Pierre. Installée au Chili depuis 2018, la dame avait quitté Haïti avec sa fillette d’un an et quatre mois. En 2019, elle a eu un autre enfant avec son mari qui résidait déjà dans ce pays.
« Mes enfants ne parlent pas encore le créole et je peux vous dire qu’il serait très dur pour moi de les élever en Haïti, dit Jean-Pierre. Néanmoins, le processus d’adaptation sera beaucoup plus facile pour eux parce qu’ils sont des enfants, mais je ne vais pas les laisser vivre en Haïti. On va retourner au Chili le plus vite que possible », dit-elle.
La situation de ces enfants préoccupe certaines instances nationales et internationales. Selon Geslet Borde, officier de protection de l’enfance à l’organisation internationale Fonds des Nations-Unies pour l’enfance (UNICEF), son institution est en train de travailler de concert avec l’ONM, l’Organisation internationale des migrants (OIM), l’Institut du bien-être social et de recherches (IBESR) pour apporter une réponse cohérente à ce problème. « On travaille sur des programmes de retour et de réintégration de ces enfants dans les sociétés où ils avaient déjà vécu », précise-t-il.
Marqués par les péripéties
Renvoyés en Haïti, les migrants haïtiens restent marqués par les péripéties du voyage sur le continent américain. Ils sont témoins des différentes scènes de violence et de difficultés que leurs parents ont endurées tout au long de leur trajet pour atteindre le pays de l’Oncle Sam.
« Ils ressentent tout ce qui passe autour d’eux, y compris la peur manifestée chez leurs parents, selon la psychologue Nastassia Colimon Bernard. Ils sont témoins des menaces, des coups reçus et de la misère de leurs parents dans la forêt. Même si les enfants ne comprennent pas ce que vivent les parents, ils cherchent à créer une histoire dans leur petite tête à partir des éléments vécus. Ils veulent donner du sens à ce qu’ils voient ».
Les migrants doivent expliquer à leurs enfants pourquoi ils atterrissent en Haïti. « On n’a pas cette culture de parler aux enfants, de leur expliquer la réalité comme telle, pense Colimon. Les enfants sont souvent considérés comme des biens dans certaines familles. On leur ordonne, on joue avec eux quand le désir se fait sentir, sans jamais communiquer avec eux sur la situation quotidienne ».
En dépit de tout, l’orthopédagogue croit que les enfants possèdent beaucoup plus d’aptitude à s’adapter aux changements d’environnement. « Des études prouvent que les enfants ont une grande capacité d’adaptation et de résilience. Ils vont se familiariser sans trop de difficultés dans un milieu scolaire ou dans leur nouvelle demeure. Toutefois, ces enfants doivent savoir pourquoi ils changent d’environnement. Ce, afin d’être mentalement prêts au cas où leurs parents souhaitent les scolariser en Haïti ».
De fortes nostalgies
Avant d’entamer le long trajet à destination des États-Unis, Maria Jean-Pierre vivait une vie relativement confortable au Chili. Elle travaillait dans une grande boulangerie et son mari œuvrait dans le domaine de la construction comme technicien de grue, un appareil de levage utilisé dans la construction.
La famille gagnait mensuellement un million deux cent cinquante mille pesos chiliens. « Je gagnais 500 000 pesos le mois et mon mari percevait 750 000. On ne dispose pas de ces moyens aujourd’hui », dit-elle. Vu qu’elle a enfanté dans le pays, l’État chilien lui offrait 300 000 pesos le mois pour les besoins de son deuxième enfant.
En plus, dès l’apparition du Covid-19, l’État chilien leur offre 500 000 pesos par enfant. « On reçoit mensuellement cet argent pour nos deux enfants depuis le confinement. On le perçoit encore et il nous a beaucoup aidés durant le voyage », relate Maria Jean-Pierre, souriante.
Ils ressentent tout ce qui passe autour d’eux, y compris la peur manifestée chez leurs parents
Pour pouvoir entamer leur périple vers les États-Unis, les deux conjoints avaient déclaré dans leur travail qu’ils iraient voir leurs parents en Haïti pour un mois.
La vie de Maria Jean-Pierre au Chili est loin d’être comparable à celui de Roseline Paul qui résidait depuis 2019 au Brésil. Cette femme de 32 ans porte sur son bras Kessy Honoré, son fils d’un an et sept mois. « La situation était compliquée pour ma famille au Brésil. Nous nous retrouvions sans emploi à un moment donné. C’est pourquoi on avait décidé de prendre la route en quête d’opportunités meilleures », dévoile Roseline Paul.
La dame gagnait mensuellement moins de 250 dollars américains. « Je n’arrivais pas à voir comment j’allais élever mon enfant avec un si maigre revenu alors qu’on doit aider notre famille en Haïti. »
Photos: Carvens Adelson/ Ayibopost