Le système scolaire reflète les inégalités sociales, et permet leur continuation dans le pays.
À l’heure où des enfants dans le sud ne savent pas s’ils vont s’asseoir sur des troncs de bananes ou des sièges en plastiques offerts par des organisations non gouvernementales, l’école et son cortège de cours bat son plein à d’autres endroits dans le pays, malgré l’annonce d’une réouverture en octobre dans les zones touchées par le séisme du moins dernier et pour 21 septembre ailleurs dans le pays.
« On suit des cours depuis un mois déjà », confirment deux élèves du collège du Sacré-Cœur le mardi 14 septembre dernier. Les jeunes filles qui paraissent âgées de treize à quinze ans portent toutes deux le maillot de l’établissement lorsque, sorties de leur salle de classe, elles s’apprêtaient à aller acheter. « La section préscolaire ne fonctionne pas encore. Les plus jeunes viendront à la date fixée par le ministère », ont rajouté les jeunes filles. Visiblement gênées, elles n’ont répondu à aucune autre question.
Les deux adolescentes étaient les seules élèves présentes dans la cour de l’école où, un peu plus loin, trois responsables discutaient entre elles jusqu’à ce qu’on demande à avoir plus d’informations sur la reprise des activités académiques. « Il n’y a personne de disponible pour répondre aux questions des médias », a répondu l’une des trois dames, tandis que les deux autres s’étaient déjà éclipsées en entendant prononcer le mot « journaliste ».
L’institution Saint-Louis de Gonzague refusera également d’accorder une quelconque entrevue.
L’inégalité scolaire demeure une manifestation en même temps qu’elle constitue un outil de reproduction des différences sociales en Haïti. Elle met mal à l’aise.
« La rentrée scolaire avant la date fixée par l’État est un des facteurs qui renforcent l’éducation à double vitesse en Haïti, qu’il s’agisse de cours dispensés en ligne ou en présentiel », observe Nesmy Manigat, ancien ministre de l’Éducation et de la Formation professionnelle.
Une inégalité qui date
Le niveau d’éducation d’un élève est fonction de son profil. « C’est d’ailleurs à cela que renvoie l’expression d’éducation à double vitesse en elle-même, explique Nesmy Manigat. Selon que ses parents soient pauvres ou riches, on dresse le profil de l’élève. Et c’est ce profil-là qui déterminera la qualité de l’instruction qu’il recevra. »
L’éducation à double vitesse fait partie de la réalité haïtienne. Déjà au tout début, les écoles étaient divisées en deux catégories. D’abord, les écoles rurales qui entretenaient une collaboration avec le ministère de l’Agriculture jusque dans les années 1980. Puis les écoles urbaines. « Il y avait conséquemment deux types de curriculums », informe Manigat qui ajoute que, ces deux types d’écoles seront par la suite fusionnés et gérés par les autorités.
Néanmoins, des différences entre les deux catégories d’écoles ont perduré en dépit de la fusion. « Et l’une des plus évidentes est qu’on n’a toujours pas les mêmes professeurs qui enseignent en milieu urbain, dans le milieu rural ». Il faut toutefois souligner que les écoles urbaines, plus précisément, celles congréganistes et celles nationales, entretenaient une rivalité qui n’existe presque plus. « Bidonvilisation, sous qualification des professeurs, désinvestissement de l’État… sont entre autres les causes de cette rupture ».
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À côté de ces problèmes, l’ancien responsable de l’éducation nationale d’avril 2014 à mars 2016 note que sur l’ensemble des professeurs, un faible taux se révèle qualifié. « Tous n’ont pas reçu la formation adéquate, dit-il. De ce fait, il y en a qui peinent à mettre en application le curriculum du ministère. Ceux-là dispensent les cours selon leur niveau de compétence et surtout, sont réservés aux élèves les plus pauvres. »
Or, l’élève avec le professeur le plus compétent, qualifié et motivé aura toujours une longueur d’avance sur celui avec un professeur moyen pour ne pas dire incompétent.
Autant de cas qui font que, depuis longtemps déjà, il n’est plus question d’éducation à double, mais plutôt à plusieurs vitesses, pour l’expert en éducation.
Éducation à multiples vitesses
L’une des principales sources de cette éducation à plusieurs vitesses est purement économique. Sur l’ensemble du territoire, seulement 20 % des écoles sont publiques. En d’autres termes, c’est le secteur privé qui finance majoritairement l’éducation nationale. De ce fait, des responsables de ces écoles se permettent certaines libertés.
Parmi elles, on retrouve l’utilisation de leurs propres matériels pédagogiques, que ceux-ci soient adaptés ou non au curriculum du ministère. Aussi, l’irrespect du calendrier scolaire.
À ce propos, l’ex-ministre, Nesmy Manigat, note que la motivation du professeur est capitale. « Le même professeur qualifié, selon sa motivation à travailler dans une école par rapport à une autre, abordera le curriculum différemment ».
En revanche, s’il y a une chose qui ne change pas c’est que dans chaque salle de classe, il y a différents profils d’élèves. « Certains, en fonction de leur environnement et de leur capital génétique, assimilent plus vite que la moyenne. De même, d’autres sont souvent malades et ne pourront jamais bénéficier du nombre de jours de classe alloués ». C’est à l’école de prendre des dispositions pour pouvoir combler ce manque.
Le frein de l’insécurité
La longueur d’avance de certaines écoles n’est pas nécessairement le premier des soucis. Pour Christon Saint-Fort, directeur général de la Fédération des écoles protestantes d’Haïti, si reprendre les activités académiques dans les conditions actuelles tend à renforcer l’éducation à plusieurs vitesses, il ne pense pas pour autant que c’est une raison suffisante de renvoyer la rentrée scolaire. Son principal argument ? L’actuelle crise politique.
« Il y a toujours un événement qui vient perturber l’année académique, dit Saint Fort. D’abord les différentes saisons de “peyi lòk”. Plus récemment la crise sanitaire liée au Covid-19. Les causes du bouleversement de l’année scolaire passée ne manquent pas. Et considérant la situation sociopolitique dans laquelle on se trouve, tout porte à croire qu’il y aura très certainement des perturbations lorsque les écoles rouvriront leurs portes. Exception faite de celles du grand Sud, permettre aux écoles de fonctionner dès le 6 septembre aurait donc permis à tous les élèves d’avoir plus ou moins le même nombre d’heures de cours ».
Pour demander au ministère de l’Éducation et à l’État dans son ensemble de maintenir la date du 6 septembre préalablement prévue, le chef du réseau avec plus de 3000 écoles avait sorti une note, début septembre. Quoique plusieurs écoles acceptent de respecter la décision étatique, Christon Saint-Fort réaffirme son soutien aux écoles qui ont déjà ouvert leurs portes.
L’impératif de l’adaptation
Débuter l’année scolaire en retard n’est pas une fatalité. D’ailleurs, « le Sud n’aura jamais le même calendrier que le reste du pays », lâche Nesmy Manigat. Ce qu’il convient de faire c’est mettre en place des programmes de soutien scolaire, réaliser plus de cours de rattrapage…
Lorsqu’il était ministre, Nesmy Manigat avait introduit douze mesures pour redresser la barque de l’éducation nationale.
Rien qu’avec les deux premières, Manigat pense que l’on peut freiner l’éducation à plusieurs vitesses. « Si nous avions suivi la première mesure, dit-il, nous aurions aujourd’hui près de 1000 enseignants avec un permis provisoire ou définitif. Ainsi, tous nos élèves auraient devant eux un professeur avec un minimum de compétence ». Quant à la deuxième mesure, elle exige que toutes les écoles soient accréditées. Autrement dit, toutes les écoles doivent avoir une attestation et être inspectées pour voir si elles respectent entre autres les infrastructures scolaires.
Ajoutée à ces deux premières mesures, l’évaluation des manuels scolaires doit avoir lieu. Là-dessus, Nesmy Manigat est clair. « Les écoles peuvent utiliser les livres qu’elles veulent, du moment que ceux-ci répondent au contenu du programme, sont validés et homologués. » Tout comme, il estime que le curriculum n’a pas à être le même partout sur le territoire. « On peut très bien mettre l’emphase sur un type d’apprentissage en fonction d’une zone. Sur les écoles situées dans les régions frontalières par exemple, les examens en [langue espagnole] pourraient être obligatoires. »
Photo de couverture : Carvens Adelson / AyiboPost