Les ressources ne manquent pas. Les idées novatrices non plus
Les annonces de courant 24 heures sur 24 ne cessaient pas, sous le mandat de Jovenel Moïse. Le défunt président semblait accorder une importance particulière à ce sujet. Même si l’échéance qui avait été communiquée était arrivée à son terme il y a plus de deux ans, l’ancien chef d’Etat n’en démordait pas : le courant sera une réalité. Mais jusqu’à son assassinat, le 7 juillet 2021, les ampoules électriques de la majorité des foyers ne s’allumaient pas souvent.
Jovenel Moïse n’est pas le premier chef d’État à avoir promis ce courant tant rêvé. C’est devenu une constante lors des campagnes électorales, lors des visites de certains responsables dans des villes de province. Ces promesses tardent éternellement à se matérialiser. Au contraire, les coupures de courant ne cessent pas, là où l’électricité est disponible.
Résoudre le problème du courant semble ne pas être aussi simple qu’on voudrait le croire. Selon René Jean-Jumeau, ancien ministre de l’Énergie, en général les autorités veulent qu’il y ait du courant seulement pour agrandir leur capital politique.
Le pays dispose d’assez de ressources naturelles pour produire de l’électricité. D’après Patrick Michel, ingénieur, ancien directeur général de l’Electricité d’Haïti, dans la seule zone du Môle Saint Nicolas, il y a plus de 4000 MW d’énergie éolienne disponibles, qui ne demandent qu’à être exploités.
D’autres recherches menées par l’ingénieur hydraulique Mitchell Francis, sur la capacité hydraulique du pays, révèlent qu’un grand nombre de MW sont disponibles dans les différents cours d’eau, si on les exploitait de manière systématique.
On a vendu un mythe à la population, celui de la solution magique qui résoudrait tout.
René Jean-Jumeau
Pourtant, à part quelques expériences qui ont fonctionné relativement bien, et aussi à part quelques zones du pays où le courant est disponible plusieurs heures par jour, Haïti est parmi les cinq pays au monde où l’accès à l’électricité est le plus insignifiant.
Ce décalage entre les discours et la réalité n’est pas seulement à imputer au réseau électrique vétuste ou au manque d’investissement dans le secteur. Après tout, le trésor public finançait l’Électricité d’Haïti à raison de 250 millions de dollars l’an. De préférence, le blâme est à mettre sur des stratégies globalement inadéquates. « Le pays n’a pas un problème d’électricité en soi, dit Patrick Michel. Les ressources pour produire le courant sont accessibles. Il y a plutôt une absence de plan de développement global, qui cause un manque d’accès à l’électricité. »
Le mythe du courant 24/24
La compagnie d’électricité publique existe depuis plus de 40 ans. Selon René Jean-Jumeau, il y avait largement le temps de garantir l’accès à l’électricité dans tout le pays, et aussi assurer la disponibilité du courant, pendant cette période. Le courant 24/24 est devenu le Graal recherché par toutes les administrations, sans pour autant comprendre qu’il n’arrivera pas du jour au lendemain.
L’ancien ministre de l’Énergie croit aussi que la fausse idée qu’on peut résoudre définitivement le problème de l’électricité est à blâmer. « L’électricité est un service public, et on ne peut pas dire qu’on peut le garantir définitivement. Cela demande des interventions régulières, de la maintenance constante. On a vendu un mythe à la population, celui de la solution magique qui résoudrait tout. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles on n’avance pas. »
Cette solution magique, c’est elle qu’agitent les autorités nationales, et parfois locales, à des fins politiques. Pour beaucoup, inaugurer une nouvelle centrale électrique est la panacée pour garantir le courant dans une zone. Mais c’est loin d’être le cas. « Il faut une meilleure stratégie, changer de paradigme et aller vers un plan de développement, qui inclut l’électricité. La clé est d’attirer des investissements, créer de la richesse. Ainsi la population aura les moyens de s’acheter les services dont elle a besoin, dont le courant », analyse Patrick Michel.
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Parce qu’en effet l’un des grands problèmes du courant dans le pays, c’est la « jouissance indue » de l’électricité. « On produit des MW de courant, que l’on distribue. Mais 60 % de cette énergie produite pour l’EDH est perdue. Ce n’est pas nécessairement parce que les gens sont des voleurs, c’est juste qu’ils n’ont pas les moyens de payer le courant. Il faut développer cette capacité ».
Mais en plus de la jouissance indue, l’EdH fait face à d’autres problèmes beaucoup plus structurels. La compagnie d’électricité du pays est subventionnée par l’État haïtien, tant elle n’arrive pas à se suffire à elle-même. L’investissement moyen de l’État est chiffré à 200 millions de dollars annuellement.
D’un autre côté, et de plus en plus, ce sont des groupes armés qui s’occupent de la distribution du courant produit par la compagnie d’État, et qui font la recette également. Dans des zones désormais sous le contrôle des gangs comme Martissant, ou encore une partie de Fontamara, les bandits sont les maîtres de l’électricité.
L’usage productif du courant
Grâce à des réseaux comme Péligre ou Caracol dans le Nord, certaines zones disposent aujourd’hui d’un nombre d’heures de courant considérables. Mais dans ces localités, le courant n’est pas nécessairement utilisé de manière productive. Cela constitue un véritable problème selon les experts, car l’absence d’activités productives signifie absence d’argent.
« Avant même d’implanter un réseau électrique dans une zone, il faudrait commencer à sensibiliser les gens sur comment ils peuvent utiliser le courant pour produire des biens et des services. Cela permettrait au réseau local d’avoir des rentrées qui lui permettent de se pérenniser, et d’augmenter l’accès. »
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S’il n’y a pas d’activités économiques dans une zone où l’électricité est disponible, même si les clients payent leur consommation, les revenus peuvent être trop faibles pour le fonctionnement optimal du réseau.
Patrick Michel croit lui aussi qu’il faut former les gens à l’usage productif du courant. « Dans les pays industrialisés, l’électricité domestique ne représente qu’environ 5 % de l’énergie produite. En Haïti, nous avons perdu nos capacités de production, nous n’avons pas de grandes industries pour qui le courant serait produit. Le reliquat de l’énergie serait alors distribué vers les ménages. »
Des solutions qui ont fonctionné
Même si la capacité de payer n’est pas encore optimale, il est tout à fait possible de mettre sur pied un réseau qui fonctionne, et qui peut prendre soin de lui-même. En 2010, un projet financé par le Canada avait été mis en œuvre, notamment dans le département du Sud. Patrick Michel se souvient de ce projet qui avait pu fournir du courant 24 heures sur 24, et arriver à être rentable. « Nous avons recensé 7 000 clients, qui ont fait partie de ce réseau. Ils avaient de l’électricité en permanence. Un service à la clientèle permettait des interventions rapides, s’il y avait un problème. »
Sept inspecteurs s’assuraient du suivi de ces clients, pour le paiement de l’énergie consommée. « Ces inspecteurs ont été recrutés sur concours. Il n’y avait pas de népotisme. Les résultats ont été encourageants. Nous avons pu facturer 95 % de ces clients, et nous avons recouvré 90 % de ces factures. La première année, après 18 millions de dollars d’investissements, il y avait 2 500 000 dollars de réserve, qui devraient être réinvestis dans l’extension du réseau, la maintenance, etc. »
L’idée, selon l’ancien directeur, était d’implanter ces micros réseau semi-autonomes dans d’autres régions du pays, pour dupliquer l’expérience réussie aux Cayes et dans d’autres localités du département.
Mais le projet n’a pas pu se maintenir tel qu’il a débuté. « Il faut certaines conditions pour qu’un tel système marche. En général quand une nouvelle administration prend le pouvoir, il y a un changement de personnel. Ces personnes ne sont pas toujours compétentes, et cela contribue à la dégradation du réseau. De plus, quand le bureau central de l’EDH s’est rendu compte qu’il y avait cet argent dans le compte en banque de la ville, il s’est empressé de le rapatrier et de le mettre sur son compte. L’argent produit dans la ville, n’a pas pu améliorer le réseau de la ville. »
Capacités hydrauliques
À part la centrale de Péligre et quelques autres de moindre importance, les capacités hydroélectriques du pays ne sont pas assez exploitées. C’est le constat de Francis Mitchell, qui a consacré plusieurs années à des recherches sur les sites de fort potentiel en Haïti, capables de produire de l’électricité à des capacités variées.
Des inventaires des capacités hydroélectriques ont souvent été réalisés dans le pays, selon Mitchell. « Le premier inventaire de ce type a été réalisé par l’Agence canadienne de développement international. Ils avaient répertorié douze sites, pour une production totale de 8798 KW. Parmi ces sites, Jean Claude Duvalier en avait construit deux, à savoir Saut-Mathurine et Gaillard. Au début des années 1980, une autre compagnie canadienne a continué l’inventaire et a trouvé dix-huit sites. Onde verte, à Belladère, est l’un des sites construits. Il y a aussi eu Caracol puis Drouet, d’une capacité de 2500 KW. »
Mais ces inventaires sont restés pour la plupart dans les tiroirs du ministère des Travaux publics, d’après l’ingénieur. Ils ont une liste d’au moins 39 sites potentiels dans le pays, pour une capacité totale de 110,5 MW ».
Les capacités sont potentiellement bien plus élevées. Grâce à un système géospatial plus avancé, et à des mesures complexes prenant en compte des facteurs divers comme la pluviométrie, l’épaisseur des sols, leur capacité de rétention, etc., Francis Mitchell a identifié près de 146 sites, pour un total de 145 MW.
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Mais ces mesures n’étaient pas assez calibrées. « Après 2010, j’ai fait des recherches sur le terrain pour mettre les chiffres à jour. J’ai trouvé 164 sites potentiels pouvant produire 225 MW. Mais en réalité, ce ne sont pas tous ces sites qui valent la peine d’être développés, car cela pourrait être une perte d’argent. Finalement, j’ai trouvé 79 sites qui sont vraiment capables de fournir une bonne quantité de courant s’ils sont construits. »
Ces travaux ont atteint les autorités. Francis Mitchell dit avoir présenté ces données à différents ministres. «Ils m’ont tous complimenté, cependant personne n’a jamais pris la peine de les mettre en œuvre», regrette-t-il. Récemment, le défunt président Jovenel Moïse a inauguré un barrage à Marion, dans le Nord-Est. C’était l’un des rares signes de considération pour le potentiel hydroélectrique du pays.
Toutefois, selon l’ingénieur, on ne peut pas fournir du courant électrique à tout le pays avec uniquement de l’hydroélectrique. Il faut de préférence un panorama qui mélange différents types de production, renouvelable ou fossile, pour assurer une disponibilité continue du courant, ce qui est un pas vers le développement.
Solutions envisageables
Les micros réseau semi-autonomes comme celui qui existait dans le Sud sont l’une parmi les stratégies qui peuvent être utilisées pour améliorer l’accès à l’électricité, dans un premier temps, et dans un second temps améliorer la disponibilité du courant. Selon René Jean-Jumeau, il ne faut pas s’attendre à ce que différentes parties du territoire reçoivent les mêmes solutions. L’expert dans les questions liées à l’énergie croit qu’il faut considérer un découpage du pays en quatre grandes zones.
Il y a d’abord les grandes villes, dans lesquelles sont concentrées les activités économiques, et les petites villes qui sont aussi importantes. Viennent ensuite les zones périurbaines. Ce sont pour la plupart des bidonvilles, ou des villes en périphérie des métropoles. En dernier lieu, les zones rurales, ou les activités économiques sont moins importantes.
Quand une nouvelle administration prend le pouvoir, il y a un changement de personnel… Cela contribue à la dégradation du réseau.
Patrick Michel
« Nous n’avons pas un réseau national interconnecté, regrette l’ancien ministre. Dans les grandes villes, les infrastructures existent déjà, elles doivent être améliorées. Dans les petites villes, on peut avoir des centrales de 500 KW jusqu’à 2 MW, en exploitant en même temps les énergies renouvelables. »
Dans les zones périurbaines, l’expert croit que l’installation de compteurs digitaux serait utile. « Ces compteurs peuvent être programmés pour plusieurs scénarios, et l’un d’entre eux serait l’option de prépayer sa consommation, ou de programmer la consommation pendant la journée. Ils offrent une grande flexibilité ». Cette solution est interchangeable, et peut tout aussi bien être installée dans les grandes villes, par exemple.
Les zones rurales ont une considération particulière. D’après René Jean-Jumeau, dans ces zones, l’habitat est dispersé et la consommation électrique n’est pas considérable. Il reviendrait beaucoup trop cher d’implanter un réseau interconnecté. « La solution immédiate est de faciliter l’acquisition de réseaux individuels, fonctionnant à l’énergie renouvelable, estime-t-il. Puis au fur et à mesure que le réseau des grandes villes s’étend vers les petites villes, il s’étendrait aussi vers les zones rurales, et on aurait pour finir une interconnexion, à terme. »
Selon l’expert, la solution du réseau individuel peut être promue par une instance étatique, comme c’est fait dans d’autres pays. « Les autorités se sont rendu compte que cela coûtait cher de faire une maintenance optimale dans les réseaux. C’est pour cela qu’ils encouragent la clientèle à aller vers les énergies renouvelables, afin de produire une partie de leur propre énergie. De la sorte, on réduit les interventions sur le réseau, et la clientèle peut aussi faire de l’économie. »
En 2016, l’État haïtien a créé l’Autorité nationale de régulation du secteur de l’énergie, copiant ainsi le modèle de la République dominicaine, où une telle agence existe depuis plusieurs années. Cette autorité de régulation devrait, entre autres, ouvrir encore plus l’accès à la production de l’énergie à des entreprises privées. De fait, des appels d’offres ont été lancés pour plusieurs projets, dont un réseau de production et de distribution du courant dans le Nord-Est. Cet appel a été remporté par la firme Sigora Haïti et ses partenaires. En avril 2021, l’Anarse a lancé un appel pour recruter un consultant, pour l’élaboration d’un plan national du développement du secteur de l’électricité.
Photo de couverture : Carvens Adelson